Le Déni
"Ils sont au pouvoir,
elles sont au service"

Golias Magazine novembre-décembre 2015 : Génie féminin, un classique de la pensée sexiste

Les papes récents ont multiplié les positions sur les femmes et leur rôle dans l’Église. Le pape François n’échappe pas à la règle. Une de ses expressions favorites pour parler des femmes est celle de génie féminin, un lieu commun qui déborde le cadre du catholicisme. Que trouve t-on derrière cette expression laudative ?

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Génie féminin, un classique de la pensée sexiste

Les papes récents ont multiplié les positions sur les femmes et leur rôle dans l’Église. Le pape François n’échappe pas à la règle. Une de ses expressions favorites pour parler des femmes est celle de génie féminin, un lieu commun qui déborde le cadre du catholicisme. Que trouve t-on derrière cette expression laudative ?

Depuis son élection, le pape François a parlé à plusieurs reprises de la place des femmes. Dans l’avion qui le ramène des JMJ de Rio en juillet 2013, il appelle de ses vœux une « théologie approfondie de la femme que nous n’avons pas encore faite ». Dans l’interview qu’il accorde en août de la même année et qui sera publiée dans les revues culturelles des jésuites, il dit que « Le génie féminin est nécessaire là où se prennent les décisions importantes. » Ce qu’il répète mot pour mot dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium, publiée le 24 novembre : « Mais il faut encore élargir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans l’Église. Parce que le génie féminin est nécessaire [...] dans les divers lieux où sont prises des décisions importantes. » Le 25 janvier 2014, devant une délégation du Centre italien féminin, il insiste « Dans le monde du travail et de la sphère publique, il est indéniable que l’apport plus décisif du génie féminin est important […] cet apport reste indispensable dans le contexte de la famille. » Un discours dans lequel il précise : « j’ai rappelé l'’indispensable apport de la femme dans la société, en particulier avec sa sensibilité et son intuition vers l’autre, la personne faible et sans défense. »

Recevant les membres de la Commission théologique internationale, dans le cadre de leur session plénière, le 5 décembre 2014, au Vatican, il réitère cette expression : « Ainsi, en vertu de leur génie féminin, les théologiennes peuvent relever, au bénéfice de tous, certains aspects inexplorés de l’insondable mystère du Christ « dans lequel se trouvent, cachés, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2, 3). Je vous invite donc à tirer le meilleur profit de cet apport spécifique des femmes à l’intelligence de la foi. » A l’occasion de la conférence internationale sur les femmes qui s’est tenue à Rome du 22 au 24 mai 2015, le pape revient encore une fois sur le « génie féminin » en soulignant : « les dons incommensurables dont Dieu a enrichi la femme, en la rendant capable de compréhension et de dialogue pour recomposer les conflits grands et petits, de sensibilité pour guérir les blessures et prendre soin de chaque vie, même au niveau social, et de miséricorde et de tendresse pour garder les personnes unies. Ces aspects, ainsi que d’autres, font partie de ce « génie féminin » qu’il est nécessaire de laisser se manifester pleinement, au bénéfice de toute la société. »

Des caractéristiques « spécifiques » au service du confort de l’homme

Dans le langage courant, le mot de génie renvoie à une rhétorique positive : aptitude, talent, mais aussi caractère propre et distinctif. Il revêt la même signification dans la bouche des papes. Comme le développe le pape François : « L’Église reconnaît l’apport indispensable de la femme à la société, par sa sensibilité, son intuition et certaines capacités propres qui appartiennent habituellement plus aux femmes qu’aux hommes. Par exemple, l’attention féminine particulière envers les autres, qui s’exprime de façon spéciale, bien que non exclusive, dans la maternité. » Pour le pape, l’attention aux autres serait donc une particularité féminine tout comme la sensibilité ou l’intuition. Tout ceci constituerait ce que le pape appelle le « génie féminin » et « l’apport spécifique » des femmes y compris des théologiennes. Ne sommes-nous pas plongés dans les préjugés les plus archaïques concernant les femmes qui auraient des qualités « naturelles » découlant de leur capacité à la maternité et dont les hommes seraient partiellement privés ?

En réalité, que cachent cette pédagogie positive et ce vocabulaire laudatif que les papes reprennent de texte en texte ? Derrière l’expression de “génie féminin”, le service des autres et la maternité sont systématiquement glorifiés pour mieux cacher les injonctions faites aux femmes. Emmanuel Mounier en a fait l’analyse, dès les années trente : « La loi qui [...] prévaut est évidemment celle du plus fort, en l’espèce, celle de l’homme. Il se réservera les nobles tâches, remettant à la femme tous les travaux serviles en vertu de la “loi naturelle à son sexe” et d’un “génie féminin” comme par hasard exactement complémentaire du confort et de satisfactions de l’homme, culinaire, ménager, amoureux. »

Cinquante plus tard, Jean-Paul II croit toujours cependant en un génie réservé aux femmes : « Depuis l’origine, donc, dans la création de la femme est inscrit le principe de l’aide. » Comme le résume le pape, le génie féminin c’est d’abord celui de l’aide et donc du service. Cette pensée est particulièrement développée dans son encyclique Mulieris Dignitatem « sur la dignité et la vocation de la femme » qui donne Marie, mère et servante, comme modèle aux femmes. Malgré l’interrogation du pape François sur « la théologie de la femme qui reste à approfondir », cette théologie a déjà été largement faite par Jean-Paul II tout au long de son pontificat. Et le pape François reprend mot pour mot sa pensée sur les femmes dont la perle est sans doute cette expression de « génie féminin ». Un discours flatteur et culpabilisant pour les femmes

Ce discours flatteur est en réalité infériorisant mais aussi culpabilisant pour les femmes. En effet, en insistant sur leur vocation privilégiée à la maternité et au service, les papes enferment les femmes dans une injonction qui doit être réalisée sous peine de sortir de la norme et de n’être pas de « vraies » femmes (comme ils pensent qu’elles doivent être). Fait étonnant, tous ces textes parlent de « la » femme en général comme s’il en existait une seule, générique, dont il faudrait définir l’essence et les caractéristiques propres. En face de cette abondante littérature sur les femmes, le magistère n’a pratiquement rien écrit de « spécifique » sur les hommes. Il définit l’essence des femmes mais nous ne savons pas grand-chose sur l’essence des hommes sinon leur capacité pour certains d’entre eux à célébrer les sacrements, conduire des communautés et gouverner l’Église.

De nombreuses femmes ont donc intériorisé l’idée qu’elles étaient particulièrement vouées et dévouées aux autres. Ce qui les empêche souvent de déployer leurs autres capacités en les enfermant dans des rôles prioritaires et obligatoires. Les écrits du magistère qui valorisent le génie féminin renforcent les stéréotypes sur les femmes : leur aptitude à l’écoute, au don, au soin des autres ou encore leur capacité à être multi-tâches n’étant pas les moindres d’entre eux.

La croyance en un déterminisme biologique des rôles

Tous ces préjugés reposent sur la croyance en un déterminisme biologique des rôles ainsi que l’exprime la déclaration Inter Insigniores, en 1976 : « À peine est-il nécessaire de rappeler que dans les êtres humains la différence sexuelle exerce une influence importante, plus profonde que, par exemple, les différences ethniques ; celles-ci n’atteignent pas la personne humaine aussi intimement que la différence des sexes. » La différence entre les sexes est prise comme référence absolue pour asseoir l’idée selon laquelle il y aurait deux humanités spécifiques, masculine et féminine, tout comme on a cru longtemps que les différences ethniques créaient des races différentes. Cette pensée porte un nom : le différentialisme ; elle a permis par le passé et permet encore de maintenir d’innombrables discriminations en créant des catégories où l’une est toujours supérieure à l’autre : maîtres et esclaves, noirs et blancs, riches et pauvres, ... hommes et femmes.

La croyance en un déterminisme biologique réduit l’homme et la femme à leur physiologie : « La sexualité caractérise l’homme et la femme non seulement sur le plan physique mais aussi sur le plan psychologique et spirituel, marquant chacune de leurs expressions. ». À lire le futur Benoît XVI, ce n’est pas le cerveau, organe de la pensée, mais le sexe, organe de la reproduction, selon qu’il est masculin ou féminin, qui caractérise chaque personne. Et ainsi la différence de sexe relative à la procréation en vient à occulter toutes les capacités communes aux hommes et aux femmes.

Le « génie masculin » absent des textes coule t-il de source ?

Cet imaginaire qui sépare les sexes, les compétences et les rôles, en fonction de la biologie et des hormones, est démenti par les découvertes scientifiques et notamment les recherches sur le cerveau. A part la différence relative à la procréation, toutes les autres capacités cognitives, psychiques, sensorielles, émotionnelles sont bien communes aux deux sexes. Comme le souligne la neurobiologiste Catherine Vidal : « L’être humain n’est pas enfermé dans un déterminisme biologique », mais au contraire « Grâce à son cerveau, l’être humain est le seul à pouvoir échapper aux lois dictées par les gènes et les hormones » (Cerveau, sexe et pouvoir). Si le cerveau est programmé, c’est d’abord pour apprendre, ce que nous révèle la plasticité cérébrale. Ni l’utérus, ni le cerveau ne renferment donc des aptitudes particulières au service.

En réalité, tous ces textes du magistère et ces commentaires sont androcentrés et méconnaissent aussi les travaux des sciences humaines. L’anthropologue Françoise Héritier a mis en évidence la hiérarchisation entre les sexes que l’on retrouve dans chaque culture, le masculin étant toujours supérieur au féminin. Si le magistère insiste sur le génie féminin ou la dignité et la vocation de la femme, il ne dit pas un mot du génie masculin ou de la dignité de l’homme masculin. Ces derniers couleraient-ils de source ?

La pensée différencialiste renforce les discriminations

Pour soutenir la pensée de la différence sexuée qui induirait un « génie féminin » spécifique et des fonctions différentes réservées au masculin et au féminin, le magistère étend la nécessaire complémentarité des sexes pour la reproduction à l’être même des hommes et des femmes. Ainsi le cardinal Ratzinger écrit : “L’égale dignité des personnes se réalise en tant que complémentarité physique, psychologique et ontologique. »

Cette logique de complémentarité est en fait une logique de discrimination, car elle implique des obligations et des droits différents selon les sexes. La complémentarité est l’argument de base des théocraties qui réservent un statut et un rôle à chacun dans la société selon ses différences. Or seul le paradigme de l’égalité permet de dépasser les questions de domination d’un sexe sur l’autre ou d’une catégorie sur une autre.

En exaltant autant le « génie féminin », les papes renforcent la séparation des sexes et des fonctions et de ce fait toutes les discriminations et les inégalités qui en découlent. Tout en appelant à une présence féminine plus incisive, le pape François a fermement rappelé la loi de l’Église concernant « le sacerdoce réservé aux hommes » dans Evangelii Gaudium : « Le sacerdoce réservé aux hommes, comme signe du Christ Époux qui se livre dans l’Eucharistie, est une question qui ne se discute pas». Il a également qualifié de « plaisanterie » l’idée de nommer une femme cardinal. Or les décisions importantes dans l’institution catholiques se prennent parmi les clercs et dans les instances cléricales d’où les femmes sont absentes par définition, en raison de leur sexe

Le vrai génie féminin, celui du service et du ménage

La meilleure preuve en est le récent synode sur la famille auquel participaient seulement trente-deux femmes mais sans pouvoir décisionnaire. Parmi elles, Lucetta Scarraffia, éditorialiste à l’Osservatore romano, le quotidien du Vatican. Dans un article relatant le synode, elle a souligné ce à quoi conduisait le « génie féminin ». Le génie féminin c’est d’abord un effacement et une infériorisation des femmes : « Ce qui m’a le plus frappée chez ces cardinaux, ces évêques et ces prêtres, était leur parfaite ignorance de la gent féminine, leur peu de savoir-faire à l’égard de ces femmes tenues pour inférieures, comme les sœurs, qui généralement leur servaient de domestiques (15). » En second lieu, le génie féminin aboutit invariablement au service, qui concrètement se traduit dans une vocation au ménage, aux tâches domestiques et au confort de l’homme, qu’il soit mari, prêtre ou évêque : « Depuis mon arrivée, tout semblait avoir été conçu pour que je me sente comme une étrangère. […]. À chaque fois, on me prenait pour une autre : pour une journaliste dans le meilleur des cas ou pour une femme de ménage. » Voilà le véritable apport « spécifique » des femmes et du génie féminin. Il met en réalité le cerveau et la vie des femmes dans la poche de leur tablier. Cette expression loin de permettre une meilleure compréhension de la réciproque humanité entre hommes et femmes nous mène dans une impasse. Il serait temps d’en changer.