Le Déni
"Ils sont au pouvoir,
elles sont au service"

Golias Magazine, mai-juin 2019 : Le corps brisé de Caroline, ma vie aux Béatitudes

Le corps brisé de Caroline, ma vie aux Béatitudes

« Vous êtes qui, vous ? », la dame de la caisse d’assurance maladie apostrophe Caroline qui découvre qu’elle n’a plus droit à la sécurité sociale à sa sortie de la communauté des Béatitudes. Entrée pour devenir religieuse, elle a passé deux ans à faire du ménage sans relâche jusqu’à s’y casser le dos. Travail non payé, non déclaré qui s’apparente à de l’esclavage, masqué sous le discours du service des autres. Elle a tellement mal qu’elle ne peut plus travailler et qu’elle vient d’être mise dehors pour cette raison. Elle a surtout été agressée sexuellement par une star de la communauté, un traumatisme tenu secret pendant trente ans : « J’étais qui, moi, pour parler ? ». Aujourd’hui Caroline sait qui elle est, elle a cessé de se taire, elle témoigne.

Un entretien d’Agnès de Préville. Pour commander la version papier :

Ma rencontre avec la communauté

En 1986, à l’âge de vingt ans, je fais chez les sœurs franciscaines une retraite d’élection de huit jours selon les exercices de saint Ignace, à Lourdes, dans un lieu calme et en silence, géré par le service des vocations. Le septième jour, alors que tout se passe très bien, la sœur chargée de m’aider à discerner ma vocation me propose plusieurs communautés dominicaines ou franciscaines, capables de m’accueillir, tout en me demandant de ne pas aller en ville. Je ne comprends pas le sens de sa recommandation.

J’avais vingt ans et j’ai voulu voir : la ville était envahie d’un essaim de personnes en habits religieux blanc et marron. Ils et elles étaient partout, toutes et tous étaient beaux, souriants, bienveillants, et me disaient : « Viens ce soir à la basilique souterraine, tu comprendras. » Je m’y suis donc rendue par curiosité ; la basilique souterraine était bondée et résonnait de chants. En les écoutant, j’avais l’impression de vibrer de la tête aux pieds. J’étais dans une basilique, à Lourdes, j’étais heureuse, mon Église pouvait-elle revêtir ce chemin-là pour moi ? Je venais de rencontrer la communauté du Lion de Juda et de l’Agneau immolé, l’ancien nom des Béatitudes. Vers la fin de la soirée, je suis retournée chez les sœurs franciscaines. La sœur qui me suivait m’a dit : « Tu y es allée, alors c’est foutu, tu ne les connais pas. » Puis elle m’a dit adieu d’un ton glacial. Sur le moment je n’ai pas compris. Á Lourdes, j’avais pris l’adresse de la communauté de Nouan-le-Fuzelier. J’ai obtenu une réponse rapide pour venir y passer un temps communautaire. Je n’en suis pas repartie. Tous les offices me semblaient hors du commun, c’était si beau. J’étais subjuguée.

Mon travail dans la communauté

Á mon arrivée à Nouan-Le-Fuzelier, j’ai reçu un accueil chaleureux. La communauté est alors dirigée par un supérieur qu’on appelle “le berger” qui ne m’a que peu parlé. Il était beau tout comme sa femme. Mais il y avait eux et nous, y compris dans les logements qui étaient séparés. Le berger et sa famille occupaient une partie du château de Burtin, au sein du domaine, au premier étage avec une belle vue sur le parc ; les célibataires étaient logées sous les toits, dans d’anciennes chambres de bonnes. Nous y passions très peu de temps, nous couchant tard et nous levant tôt.
Je suis entrée à Nouan pour devenir religieuse. J’étais accompagnée par sœur Marie-Agnès que je voyais deux ou trois fois par semaine. Mais dans la réalité, il y avait tellement de travail que très vite, je n’ai pas arrêté. Cette maison était une maison d’accueil pour des retraites, qui constituaient son activité principale et sa raison d’être économique. Pendant les retraites, c’est-à-dire la majeure partie du mois, mon travail consistait à faire le ménage, avec deux anciennes religieuses. Je me souviens de leur fatigue. Il m’est arrivé de devoir les motiver, de les voir en larmes sans comprendre. J’étais si jeune. Les offices nous tenaient lieu de coupure. Juste après, nous reprenions notre travail. Nous devions mettre le couvert, apporter les chariots pour mettre les plats sur les tables, débarrasser, ranger la cuisine, balayer, laver l’immense salle à manger réservée aux retraitants. Nous devions faire leurs chambres : ménage, sanitaires et literies, pour que tout soit impeccable. J’ai fait tellement de lits dans ma vie que j’ai aujourd’hui gardé la phobie de faire le mien. Cette activité répétée sans jamais aucune pause m’a cassée le dos au sens propre.
Le berger et les plus anciennes sœurs de la communauté qui remplissaient les plannings d’adoration, privilégiaient, pour les heures de nuit, celles qui étaient jeunes comme moi, censées récupérer plus vite. Sans doute pensaient-elles qu’une heure dans la nuit ce n’était rien pour nous. Elles s’arrangeaient pour nous faire comprendre que c’était un gage de confiance qu’elles nous donnaient. En fait, nous étions en privation de sommeil. Je commençais mes journées à 7h et il n’y avait pas d’heure pour finir. Nous allions nous coucher quand le travail était terminé, parfois passé minuit. Et il fallait encore se relever la nuit pour assurer une heure d’adoration. Les journées se déroulaient au rythme des offices et du travail : les laudes, la messe à midi, les vêpres, les complies après le dîner et l’angélus trois fois par jour, temps pendant lequel nous étions obligées de cesser toute activité, même la marche. Nous mangions ce que la banque alimentaire donnait. La nourriture s’améliorait durant les temps où la maison accueillait des retraitants. Nous n’avions aucun temps de loisir, week-end compris, sauf le lundi matin quand il n’y avait pas de retraites. Nous étions alors libres, mais libres de quoi ?, étant situées au milieu de nulle part, sans moyen de locomotion ni argent.
Lorsque j’ai rencontré la communauté des Béatitudes, mon désir était d’être infirmière. En même temps que mes cours à la faculté, je gardais des personnes la nuit comme aide-soignante. Tout s’est arrêté : à quoi bon faire des études ? « Dieu pourvoit à tous nos besoins » me répétait-on. J’ai donc stoppé mon projet de vie et arrêté mes études et mon métier.

Les liens avec mes proches

Mes parents étaient opposés à mon entrée dans la communauté. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Je les avais souvent au téléphone. J’utilisais une cabine avec une carte. En entrant dans cette communauté, j’ai tiré un trait sur mes amis et mes parents. C’était difficile. Un jour, mon père est venu déjeuner avec nous. Quand il n’y avait pas de retraites, les repas se déroulaient en silence, il a vu le berger au bout de la table donnant les directives en fin de déjeuner. Il a été tétanisé que j’accepte une telle dépendance ; pour lui c’était une secte.
Un soir, alors que j’appelle mes parents, ma mère m’informe que mon père va mal et qu’on doit lui déboucher une artère. J’en parle à la communauté et on me dit que ce n’est rien. Le lendemain, une amie interne au CHU m’explique au téléphone que l’opération a échoué, que mon père a dû être opéré à cœur ouvert et qu’on a procédé à un quadruple pontage. Je demande donc au berger d’aller rejoindre ma famille. Il refuse et me dit qu’à l’hôpital, on va bien s’occuper de lui. Bien des années après, mon père m’a demandé pourquoi je n’étais pas venue, alors qu’il avait failli mourir. Certains clignotants s’étaient pourtant allumés dans ma tête. Mais je trouvais alors des raisons : « Tu ne vas pas laisser tes sœurs faire tout le travail. »

Les liens avec mes proches

Mes parents étaient opposés à mon entrée dans la communauté. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Je les avais souvent au téléphone. J’utilisais une cabine avec une carte. En entrant dans cette communauté, j’ai tiré un trait sur mes amis et mes parents. C’était difficile. Un jour, mon père est venu déjeuner avec nous. Quand il n’y avait pas de retraites, les repas se déroulaient en silence, il a vu le berger au bout de la table donnant les directives en fin de déjeuner. Il a été tétanisé que j’accepte une telle dépendance ; pour lui c’était une secte.
Un soir, alors que j’appelle mes parents, ma mère m’informe que mon père va mal et qu’on doit lui déboucher une artère. J’en parle à la communauté et on me dit que ce n’est rien. Le lendemain, une amie interne au CHU m’explique au téléphone que l’opération a échoué, que mon père a dû être opéré à cœur ouvert et qu’on a procédé à un quadruple pontage. Je demande donc au berger d’aller rejoindre ma famille. Il refuse et me dit qu’à l’hôpital, on va bien s’occuper de lui. Bien des années après, mon père m’a demandé pourquoi je n’étais pas venue, alors qu’il avait failli mourir. Certains clignotants s’étaient pourtant allumés dans ma tête. Mais je trouvais alors des raisons : « Tu ne vas pas laisser tes sœurs faire tout le travail. »

Les retraites, une machine à cash

Question culpabilisation, les membres de la communauté en connaissaient un rayon et savaient comment s’y prendre. Le père Jacques Marin, qui prêchait la grande majorité des retraites, expliquait comment Jésus avait tout donné, que les biens matériels n’étaient pas de ce monde et qu’ils nous éloignaient de Dieu. Et les gens donnaient souvent des sommes importantes, et même des biens. Ils étaient comme envoûtés et cette « fichue » culpabilité les obligeait à donner et donner encore. Des cars entiers venaient de Suisse, d’Allemagne déversant leurs retraitants. Et comme tout était prétexte pour engranger de l’argent pour la communauté, on leur proposait d’acheter les enregistrements des enseignements, et bien évidemment divers ouvrages de la boutique, surtout ceux d’Ephraïm, alias Gérard Croissant, le fondateur de la communauté. Les retraites rapportaient vraiment gros. Sur une page de leur site, les Béatitudes disent qu’en trente ans, cent mille personnes sont venues faire une retraite. Á Nouan-Le-Fuzelier, ces retraites avaient lieu quasiment sans discontinuité. Il n’y avait jamais de pause et nous les communautaires n’y avions pas accès. Ce qui est quand même un comble car c’étaient également des temps de formation. C’était un rythme très soutenu et nous n’étions prévenues qu’en dernière minute des tâches à faire.

Ephraïm, le fondateur, c’était Dieu entouré de sa cour

Dans la communauté, on parlait énormément d’Ephraïm et de ses livres. Le livre de vie de la communauté était remis à chaque communautaire. Ephraïm c’était Dieu. Il parcourait les maisons de la communauté, suivi de sa cour avec sa femme, le frère Pierre-Etienne, le chantre de la communauté et une sœur. Je n’ai jamais vu Ephraïm sans Pierre-Etienne derrière lui. Le talent de ce dernier pour la liturgie était incroyable. Il était compositeur et interprète. Sans lui, la communauté n’aurait jamais remporté un tel succès. Quand j’ai su qu’il avait fait autant de victimes, j’ai eu du mal à comprendre qu’il ait pu écrire de si beaux. La musique joue un rôle essentiel dans ma vie et la beauté de sa musique m’a attirée vers la communauté.
Lorsque Ephraïm arrivait, le berger de la communauté appelait cela une visite canonique. La première fois que je l’ai vu, je me souviens que tout devait briller, il était accompagné de son beau-frère Philippe Madre. Le temps s’est comme figé, j’ai vu Claude et Cathy Brenti, le berger et sa femme, et les membres les plus anciens de la communauté descendre l’escalier extérieur du château. Une immense voiture bicolore arrivait, le dernier modèle de l’Espace Renault. À l'époque, cette voiture n’était pas courante et le contraste m’a interpellée. Mais, on m’a dit que c’était un don. Avec trente ans de recul, je sais qu’il n’en était rien. Cette voiture était grise et jaune et arborait tout simplement les couleurs du Vatican. Ephraïm ne reculait devant rien.

La construction de l’église

Ephraïm et le berger prenaient les grandes décisions de la communauté. Je me souviens du jour où le berger nous a annoncé qu’ils avaient su dans la prière qu’il fallait construire une nouvelle église pour accueillir plus de monde, alors que la communauté disposait déjà d’une chapelle. On allait construire une église et y participer toutes et tous, quelle belle aventure ! Le berger nous a alors dit que nous devions jeûner. Nous avions déjà beaucoup de choses à faire, on nous a dit qu’il fallait jeûner en plus et que nous n’obtiendrions des réponses que par le jeûne et la prière. Je me rends compte aujourd’hui qu’ils nous auraient fait faire n’importe quoi. Avant même que nous ayons commencé à jeûner, ils dessinaient déjà les plans de la future église, suffisamment grande, nous disaient-ils, car ils attendaient des centaines de personnes. Quand j’ai vu arriver les bulldozers pour creuser, aplanir, construire les fondations, je me suis demandée d’où venait l’argent. À chaque fois que je posais la question, on me répondait : « On a eu un don. ». Cette église a poussé comme un champignon. Je n’ai jamais su réellement d’où venait son financement. Ils ont construit une église plus grande que l’église paroissiale, avec des matériaux nobles comme le marbre car, nous disaient-ils, il n’y a rien de trop beau pour Jésus, pendant qu’il nous arrivait régulièrement de manger de la nourriture avariée.

Les moyens pour attirer plus de retraitants

Dans la communauté, j’avais l’impression d’être dans un autre monde, vraiment ailleurs, à cause de l’esprit de groupe. On ne faisait qu’un, les autres ne valaient rien car ils ne connaissaient par le renouveau. Ils nous laissaient très souvent entendre qu’un chrétien non baptisé dans l’Esprit ne rentrerait pas dans le royaume des cieux. Le baptême dans l’Esprit faisait partie des « soirées à thème » avec le repos dans l’esprit et le chant en langues pour faire venir le maximum de personnes. Ces soirées avaient lieu le samedi pendant les vêpres dites de la Résurrection, un office magnifique qui avait lieu à 18h, les choses sérieuses commençant vers 20h. Les personnes qui venaient pour la première fois savaient qu’il allait se passer quelque chose mais ne savaient pas quoi. Après un temps de prière, les communautaires se mettaient par deux pour imposer les mains. L’officiant disait : « Que ceux qui pensent que Jésus maintenant peut les transformer s’avancent. » Il disait aussi : « Si vous ne ressentez rien d’emblée, ne vous inquiétez pas. » On était donc mis en condition pour que si on ressent quelque chose, on ait l’impression que ce soit vraiment l’Esprit qui arrive. Comme il y avait une chance sur deux pour que la personne sur laquelle on impose les mains tombe, un ou une autre communautaire se plaçait derrière elle pour amortir les chutes. Je me suis d’ailleurs fait mal au dos en tombant. Tomber voulait dire que la personne était fatalement touchée par le Christ. Les personnes étaient très impressionnées. Dans la série manipulation mentale, c’était du grand spectacle. Et presque tout le monde finissait par s’avancer. Quand il y avait trop de monde et que les communautaires n’arrivaient pas à gérer le nombre, ils disaient : « Jésus peut vous toucher là où vous êtes. » Ils étaient capables de choses improbables comme de nous dire : « Ce soir, pour le baptême dans l’esprit, on va sortir le saint sacrement pour que Jésus en présence réelle soit au milieu de nous. » La sacralisation du corps du Christ dans l’ostensoir était quelque chose de fou. Je suis persuadée que les communautaires se seraient laissés tuer pour protéger l’ostensoir, et moi avec. Il y avait toujours un moment pendant l’office où le berger disait : « Jésus a dit qu’il fallait être libre des biens de ce monde. » Après un temps de silence ou de prière, un communautaire pouvait dire : « Je reçois dans la prière que telle personne est guérie » ou un autre pouvait dire : « Ce serait bien que telle personne se déleste financièrement ». La quête avait lieu pendant ces vêpres. Certaines personnes ont même fait des crédits pour enrichir la communauté.
À partir du moment où on parlait en langues et où on était, de plus, « baptisé dans l’Esprit », on acquérait un nouveau statut dans la communauté, on était quasiment canonisé sur place. Cela prouvait qu’on correspondait bien à ce qu’on attendait. J’étais réticente au parler en langues. C’est peut-être pour cette raison que je suis montée moins vite que les autres dans la communauté. Je l’ai pourtant vécu car on m’a dit : « Caroline l’important c’est de t’abandonner ; si tu ne t’abandonnes pas, il y a un problème. » Avoir un problème voulait dire qu’il fallait aller voir Jacques Marin pour qu’il nous guérisse.

La rencontre avec Jacques Marin

J’en viens donc à aller voir Jacques Marin car on me dit qu’il va me guérir. Je le rencontre pour me confesser et cela se passe bien pendant plusieurs mois. J’étais même très assidue car cela me donnait l’occasion de manger du pain ou du chocolat pris dans les réserves de la communauté, avant d’aller ensuite me confesser pour ce péché de gourmandise. Tout était pensé dans la communauté : les jupes étaient cousues sans poche. J’avais dû insister pour avoir une poche ; cette poche m’a souvent servi à choper de la nourriture car j’avais faim et je ne comprenais pas pourquoi j’étais privée de chocolat. Je me servais pendant les retraites, la sœur en charge des réserves était débordée et ne pouvait pas tout surveiller, je prétextais une question à lui poser pour entrer dans la réserve habituellement fermée à clé. J’ai donc souvent vu Jacques Marin à cause du chocolat. Il m’apportait du réconfort spirituel. Il m’avait mise en confiance. Il vivait sur place et faisait partie de la famille. J’étais la proie rêvée, la fille qui vient se confesser car elle a piqué du pain et du chocolat.
Jacques Marin avait la réputation d’avoir un charisme de guérison. À l’âge de quatorze ans, j’avais été laissée pour morte dans la rue avec un traumatisme crânien et une fracture aux cervicales. Ce qui m’a obligée à porter une minerve jusqu’à ce que tout rentre dans l’ordre au niveau corporel. Je n’avais jamais pu en parler à personne, à part mes parents. J’avais du ressentiment contre le monstre qui m’avait volé tant d’années de vie. Cette agression a décidé de ma vie et de ma vocation dans la communauté car je cherchais à me mettre à l’abri, à trouver du réconfort, du soutien, de la stabilité. Jacques Marin serait la première personne à qui j’allais en parler pour qu’il me guérisse.
Le rencontrer n’était pas chose facile. Il y avait des files d'attente improbables de deux à trois heures. Il était parfois possible de se glisser en prétextant notre activité communautaire. Un soir j’y suis allée. Je rentre et je m’assieds à côté de lui et je lui raconte mon agression. Je n’ai pas compris ce qui s’est alors passé. Il a mis ses mains sur mes seins en me disant que Jésus me guérissait. Il a glissé sa main entre mes jambes tout en disant : « Il faut que je touche pour que la guérison s’opère » « Il faut que tu sois proche de moi ». La joue collée contre la mienne, il me dit : « Un frère ferait comme ça » « Maintenant tu es guérie » alors que je me sens extrêmement mal et en état de sidération. « Un frère ? », je suis sortie défaite, comme déconnectée, trop jeune pour parler à quelqu’un, avec tous ces gens qui attendaient dehors pour leur propre guérison. J’étais qui, moi, pour parler, alors que Jacques Marin était une star, la star de la communauté qui lui permettait de gagner beaucoup d’argent.

Les premiers problèmes de santé

Je décide de ne rien dire à personne et de ne plus jamais revoir Jacques Marin. La seule solution était la distance. La communauté me propose quelque temps après, sans que j’en connaisse la raison, de partir dans la communauté de Saint-Martin-du-Canigou. J’avais des problèmes de santé, depuis déjà plusieurs mois, des douleurs dorsales dont on me disait qu’elles étaient psychologiques. Un ami de la communauté, radiologue, m’avait fait des radios et prescrit des piqûres. La donne avait commencé à changer pour moi. J’étais moins performante. C’est pourquoi ils m’ont envoyée à l’abbaye Saint-Martin-du-Canigou pour étoffer la communauté du lieu et continuer à faire du ménage, à un rythme toujours soutenu, en m’expliquant que mes douleurs étaient dans la tête.
Hormis le paysage qui était magnifique, la vie y était très rude. Les lieux n’étaient pas isolés, il y faisait froid, la nourriture était en quantité plus restreinte qu’à Nouan. La communauté vivait de dons comme à Nouan. Mais Saint-Martin-du-Canigou est un nid d’aigle, difficile d’accès autrement qu’en voiture quatre quatre. À Nouan, il y avait une animation liturgique riche et une vie joyeuse et animée, à Saint-Martin, je me suis retrouvée avec un magnétophone, trois sœurs et un couple pour toute compagnie. Ce qui était lugubre pour une toute jeune fille comme moi. Des touristes passaient parfois ; nous ne leur parlions même pas. J’étais là pour nettoyer. Une horreur. J’avais perdu la chaleur des offices, nous n’étions pas nombreux. J’avais de plus en plus mal. Je me repassais en boucle l’agression de Jacques Marin. Je me suis emmurée dans le silence. Mon mal de dos s’est aggravé. Je devais attendre le passage de la voiture pour m’emmener chez un kinésithérapeute, un autre ami de la communauté. La voiture passait selon les besoins, la communauté regroupant les demandes par souci d’économie. Du coup tout devenait beaucoup plus compliqué. À un moment donné, j’ai eu tellement mal qu’on a dû m’amener à l’hôpital Purpan à Toulouse. Je suis conduite à travers le sous-sol où l’on me remet un papier qui me sert de laissez-passer. J’ai droit à une radiographie, une échographie et je vois un spécialiste ; ils sont tous de mèche. Je passe tous ces examens sans rien payer, avec la complicité d’un certain nombre de personnes liées à la communauté et je ressors également par le sous-sol.

Le départ de la communauté

Je vais rester six mois à Saint-Martin pendant lesquels on me fait comprendre qu’avec mes problèmes de santé, je ne leur sers à rien. La bergère qui m’accompagne me dit au fil de nos entretiens qu’il faut que je songe à quitter la communauté car si j’ai mal c’est parce que je n’y suis pas bien et que je n’y ai pas ma place. La communauté m’envoie huit jours dans une autre maison, au Château Saint Luc, rencontrer Fernand Sanchez médecin très proche d’Ephraïm. À mon retour, alors que je descends l’escalier, j’entends la bergère lui dire au téléphone : « On ne peut pas garder Caroline, car elle ne va pas bien cette fille. » Dans la foulée, elle vient me dire : « C’est trop compliqué pour toi, tu as mal, tu ne vas pas pouvoir rester, nous ne pouvons pas nous occuper de toi. » Je me suis sentie humiliée et rejetée. J’ai été mise dehors sans rien, conduite à la gare pour prendre un train en direction de chez mes parents qui m’ont recueillie car je n’avais pas d’autre lieu où aller. Physiquement, je me sentais vraiment mal. J’étais sans vêtement, ni moyen, ni travail. J’avais tout donné, y compris ma voiture, avant d’entrer dans la communauté. J’ai appelé plusieurs fois la communauté de Nouan. Je suis tombée sur une sœur qui n’avait pas l’air au courant et m’a dit : « Tu reviendras quand tu auras moins mal. » Jamais personne de la communauté n’a pris de mes nouvelles, ni pris soin de moi ni après ma sortie. Aujourd’hui encore j’ai du mal à faire la chronologie de cette période de ma vie. La notion du temps qui passe est très compliquée à gérer car tant que j’étais aux Béatitudes, je ne touchais pas terre.

Ma vie après les Béatitudes

À la sortie de la communauté, je me rends à la caisse primaire d’assurance maladie. La personne chargée de l’accueil ne me trouvant pas dans ses fichiers me dit : “Vous êtes qui, vous ?”. Je ne suis donc plus personne, je n’existe plus. Je comprends alors seulement que je n’ai plus de sécurité sociale et que la communauté nous faisait travailler sans nous payer ni nous déclarer. Pour y avoir de nouveau droit, je suis obligée de travailler comme aide-soignante malgré mon mal de dos.
Des examens révèlent une hernie discale dorsale. Quatre mois après ma sortie de la communauté, je suis opérée de la colonne vertébrale. Alors qu’on me répétait que mes douleurs étaient dans la tête, l’opération est inévitable et particulièrement délicate. J’ai aujourd’hui une cicatrice de dix-sept centimètres qui me rappelle chaque jour ce que j’ai vécu. J’ai eu des complications et j’ai cru mourir. J’avais tellement mal que je ne pouvais pas rester debout. Je suis restée couchée neuf mois. Ma mère a pris mon travail pour que je ne perde pas ma place. À vingt-quatre ans, je me retrouve avec des séquelles, je n’ai plus le droit de porter et je dois gagner ma vie. Ce que je vais faire.
Persuadée que je suis faite pour être religieuse, je rejoins une nouvelle communauté à l’âge de trente-cinq ans qui me relèvera de mes vœux à quarante-trois ans, pour les mêmes raisons. J’avais mal et je peinais à suivre le rythme. Je travaille ensuite jusqu’à la maladie de mes parents que j’accompagne jusqu’à la fin. Alors que j’aimais mon travail et le contact humain, leur mort à deux mois d’intervalle, il y a trois ans, me fait prendre conscience que je ne suis physiquement plus apte à travailler. J’ai accentué mon problème en portant ma mère et mon dos ne suit plus. Je perçois depuis l’allocation pour adulte handicapée.

Le trauma réactivé

Il y a un an alors que je regarde à la télévision le documentaire « Pédophilie, un silence de cathédrale », je revois toute l’histoire de mon agression sexuelle par Jacques Marin. Je ressens son odeur, je me souviens du contact de sa peau, de tout ce qu’il m’a dit. Je me le prends en pleine tête. Je saurai après coup que j’ai vécu une amnésie traumatique. Les douleurs se réveillent. Je me sens très mal. J’ai quarante-neuf ans et je peux enfin dire à ma psychiatre que j’ai été agressée enfant. Ma mère m’avait dit : « Avec le temps tu oublieras », je réalise que je ne m’autorisais pas à le lui dire. Un travail se met en route. J’ai besoin de parler, de dire ce qui s’est passé.
Cherchant le nom de Jacques Marin sur Internet, je tombe sur le décret canonique signé en 2016 par Mgr Giraud, prélat de la Mission de France, congrégation dont relève Jacques Marin et qui l’interdit de confession en ces termes : « considérant que trop souvent vous ne vous êtes pas abstenu de gestes et d’attitudes admissibles avec discernement dans le charisme de guérison, alors qu’il faut toujours les proscrire résolument dans le sacrement de Réconciliation, et que, par ce comportement, vous avez parfois scandalisé gravement des pénitentes dont certaines ont porté plainte auprès de l’autorité épiscopal ». Cette expression de “ne pas s’être abstenu de gestes admissibles” alors que j’ai vécu une agression sexuelle, me fait bondir. Le principe d’action de Jacques Marin était de repérer une faiblesse. Il a complètement dérapé le jour où je lui ai parlé de l’agression que j’avais subie enfant. Je contacte Mgr Giraud pour lui expliquer que j’ai été victime de Jacques Marin. Il me dit qu’il croyait avoir entendu toutes les victimes. Je lui réponds que manifestement non, car me concernant, c’était il y a trente ans, en 1988. Selon lui, ce décret était la seule solution. Je lui réponds que ce n’est pas vrai et il n’ose pas me contredire. Je l’informe que j’écris au pape en joignant le décret canonique. Je contacte sœur Véronique Margron qui me rappelle. Elle me croit, me dit que ce n’est pas possible qu’on m’ait laissée comme ça. Elle est un vrai soutien. C’est la première qui me croit. Je rencontre l’évêque de Limoges Mgr Bozo en septembre. Je lui demande d’appeler Mgr Giraud pour parler avec lui. Je ne vais pas bien. Mon évêque ne me croit pas. Trois jours après, je suis hospitalisée en psychiatrie pour deux mois. Car tout est remonté d’un coup. On me fait un certificat pour stress post traumatique. Aujourd’hui, j’ai un traitement d’antidépresseurs d’anxiolytiques et d’antidouleur et je suis suivie par le service de victimologie de l’hôpital. Chaque semaine je rencontre une psychiatre et une victimologue. Je me sens enfin reconnue comme victime.

Mon combat aujourd’hui

J’ai écrit, en février 2019, au procureur de la République de Blois pour faire un signalement concernant Jacques Marin et la communauté des Béatitudes. Je suis en attente de réponse. Je ne suis pas la seule victime. Dans l’Église, un collectif de victimes existe, géré par le père Gilles Berceville, enseignant en théologie à l’Institut catholique de Paris qui m’a reçue, écoutée et m’apporte du réconfort. Je souhaite parler pour celles qui ne le peuvent pas, celles qui ont encore honte, celles dont la parole reste coincée, celles qui ont été détruites. Car je peux le faire. Même si j’ai mal un peu partout, je n’ai pas mal à la gorge. Mon corps n’arrête pas de me dire qu’il a mal. J’ai constamment des douleurs dans le dos. Je suis en train de perdre l’audition, je suis quasiment aveugle d’un œil. Ce qui nécessite des frais. Je me considère comme une survivante.
Je souhaite que le changement s’opère à l’intérieur même de l’Église, où beaucoup de choses sont dépassées à commencer par la place des femmes. Nous sommes douées pour autre chose que pour faire le ménage. Pour moi, l'Église est trop patriarcale. Un exemple, alors que j’attendais une aide concrète et matérielle, quand l’évêque est venu me voir avec son chargé de communication pour me dire : « Ce n’est pas notre diocèse, nous ne pouvons rien faire », je me suis alors demandée pourquoi ils étaient deux hommes, pourquoi il y avait des hommes partout à la tête de l’Église, comme si les femmes n’y avaient pas leur place.
J’accepte les médias que je vois comme une aide. C’est important pour moi qu’on donne mon prénom. Car c’est du concret. C’est Caroline et pas une ancienne religieuse anonyme. Je ne réclame pas la loi du talion mais qu’il y ait réparation. Jacques Marin est âgé et finit sa vie tranquillement. C’est un peu une course contre la mort. Je ne veux plus me taire ; je suis révoltée qu’on ne me croie pas ou qu’on déplace ou protège les prédateurs. J’ai enfin compris qu’il fallait que je m'éloigne de toute forme de structure qui pourrait m’emprisonner.

La femme courbée de l’Évangile, métaphore de la condition féminine

Il y a cinq ans, nous avons publié sous pseudonyme un livre Le déni, enquête sur l’Église et l’égalité des sexes, qui analyse les mécanismes du pouvoir et les représentations symboliques des sexes dans le discours, la liturgie et les fonctions de l’Église catholique. Nous y avons mis en évidence l’exclusivité d’un pouvoir masculin hiérarchique et le rôle du service assigné à toutes les femmes. D’où le surtitre de notre livre : “Ils sont au pouvoir, elles sont au service”. Le témoignage de Caroline reflète jusqu’où peut conduire ce “service” attendu des femmes comme une évidence naturelle et intériorisé par elles, au point de mettre en danger leur propre santé. Présenté comme sublime, il est dans la réalité, pour nombre de femmes, en particulier les religieuses, un travail subi au-delà de leurs propres forces et qui nie leurs désirs personnels. Illustration avec ce commentaire d’une célèbre page de l’Évangile.

Soumission, obéissance, maternité, service, don de soi…, autant d’attitudes attendues des femmes et bien souvent intériorisées jusqu’à l’oubli d’elles-mêmes. La femme courbée de l’Évangile est l’une de ces femmes portant le poids du monde et oubliées des autres, que Jésus reconnaît et relève : « Jésus était en train d’enseigner dans une synagogue un jour de sabbat. Il y avait là une femme possédée d’un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et ne pouvait se redresser complètement » (Lc 13,10-11). Cet épisode est la métaphore de la condition féminine, de la femme accablée par toutes les tâches qui lui incombent. Même si elle le voulait, elle ne pourrait pas relever son dos. Elle nous renvoie à toute la fatigue féminine, à ces innombrables femmes dont l’épuisement et la dépression se cachent bien souvent sous un mal de dos chronique. Elles en ont « plein le dos », car elles en ont trop et font trop, et la douleur le leur rappelle quotidiennement. Pour la femme courbée, la douleur dure depuis dix-huit ans. Elle est l’image de la soumission et du travail subi.

Son infirmité fait que l’on passe à côté d’elle sans la regarder, ni lui parler. Elle a le visage tourné vers le sol et ne peut plus être dans l’échange face à face : ni regard ni parole. Pourtant, Jésus la remarque : « En la voyant, Jésus lui adressa la parole, et lui dit : “Femme, te voilà libérée de ton infirmité.” Il lui imposa les mains : aussitôt elle redevint droite et se mit à rendre gloire à Dieu » (Lc 13,12-13). En la relevant à hauteur de regard, il en fait une femme debout et libre. Libérée de son dos courbé, elle peut à son tour prendre la parole pour rendre gloire à Dieu, regarder le ciel au lieu du sol et aller de l’avant.

Au lieu de s’en réjouir, le chef de la synagogue s’indigne du geste de Jésus et résiste à la libération de cette femme : « Le chef de la synagogue, indigné de ce que Jésus ait fait une guérison le jour du sabbat, prit la parole et dit à la foule : “Il y a six jours pour travailler. C’est donc ces jours-là qu’il faut venir pour vous faire guérir, et pas le jour du sabbat.” Le Seigneur lui répondit : “Esprits pervertis, est-ce que le jour du sabbat chacun de vous ne détache pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ? Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du sabbat qu’il fallait la détacher de ce lien ?” » (Lc 13,14-16). Pour le chef de la synagogue, le respect de la loi et de la tradition dont il est le garant et le porte-parole, passe avant la santé et le bien-être de cette femme que Jésus a délivrée.

En l’appelant « fille d’Abraham », Jésus la considère à égalité avec tous, une autre manière de la libérer et de la reconnaître. Sa délivrance est plus importante que les règles de la loi. Les multiples injonctions faites aux femmes représentent autant de liens qui les entravent et dont elles ne peuvent se libérer.

La non-considération de leur travail et de leur souffrance se fonde aussi sur des textes, des interprétations et des politiques : la femme serait une aide, selon la Genèse, et sa vocation serait l’obéissance, la maternité et le service, selon l’annonciation. Les rôles assignés aux femmes ne sont-ils pas des injustices que les hommes ne remarquent même pas ? Agnès de Préville et Sabine Sauret