Le Déni
"Ils sont au pouvoir,
elles sont au service"

Golias Hebdo du 18 au 24 avril 2019 : Sexisme ordinaire à la tête de l’Eglise de France

Moniales sous emprise. Le viol des religieuses, le dernier tabou

Après les révélations en cascade sur la pédocriminalité chez les clercs, celles en cours sur l’homosexualité majoritaire cachée derrière l’homophobie, le livre de Claire Maximova, La Tyrannie du silence, prend sa suite dans une nouvelle série de secrets lentement mis au jour, ceux des viols des religieuses par les prêtres et les religieux. Probablement l’un des derniers tabous à lever dans l’Église catholique et dont beaucoup pensent à juste titre qu’il est bien plus important en proportion que celui de la pédocriminalité.
Un article d’Agnès de Préville. Pour commander la version papier :
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Le sort des religieuses violées a en effet été longtemps celui de l’indifférence. Et ce n’est pas un hasard. Quel que soit le système de pensée, le ressort le plus profond et le plus intériorisé est toujours le sexisme et il reste la matrice de toute autre forme de discrimination. Dans l’Église, les religieuses cloîtrées sont particulièrement vulnérables et occupent la dernière place. Elles sont là pour donner leur vie et servir les hommes, en particulier les religieux, les prêtres, les évêques, le pape, et tout le monde ou presque trouve cela « naturel ». Les papes les plus récents, à commencer par Jean-Paul II, se sont chargés de rappeler, à longueur d’encyclique, leur vocation au don de soi et au service, à l’image de Marie servante, qui dit oui et qui se tait. Mais cette obéissance dans le silence est la porte ouverte à tous les abus et cette exaltation du service est bien souvent une servitude et une mise en esclavage des femmes, y compris sexuel, par des clercs.

Le 5 février 2019, dans l’avion qui le ramenait d’Abu d’Abhi, le pape a reconnu, pour la première fois, des agressions sexuelles commises par des prêtres et des évêques sur des religieuses, confirmant les informations du supplément mensuel « féminin » de l’Osservatore romano de février, qui faisait état du viol de religieuses, d’avortements forcés, de naissance d’enfants non reconnus par leur père et du silence des nonnes par crainte d’être punies.

Les faits ne sont pourtant pas nouveaux. Le Vatican est informé depuis au moins 1994, par un rapport qui dit que des sœurs en Afrique jugées « moins à risque » ont contracté le sida suite à leur viol par des prêtres. En 1998, sœur Marie MacDonald, supérieure des Sœurs missionnaires Notre-Dame d’Afrique, indique dans un nouveau rapport que des sœurs sont violées et forcées à avorter. Golias s’en était fait l’écho.

Aujourd’hui c’est au tour d’une ancienne carmélite, en France, de sortir du silence et de dénoncer son violeur. On referme le livre de Claire Maximova avec effroi et sidération, un sentiment d’admiration devant son courage et une impression de gâchis pour ses dix années derrière les grilles. Que sauver de la vie cloîtrée et d’une « vocation » qui l’a menée là où elle est aujourd’hui ?

Claire Maximova a choisi de placer au début de son livre, le prologue de Jean : « Au commencement était la Parole ». Elle apporte avec beaucoup de courage son témoignage dans ce vaste mouvement de libération de la parole des femmes et se situe sur un chemin de vérité par rapport à tous les abus dont elle a été victime : psychiques, spirituels et sexuels. Elle n’a pas été écoutée en son temps par les responsables religieux à qui elle s’était confiée. Écoutons-la.

Le livre de Claire Maximova est salutaire à plus d’un titre. Il faut saluer son courage, celui de raconter en étant très précise, ce que beaucoup taisent encore : les agressions et les viols, dans son cas, perpétrés par un prêtre et religieux carme qui était son accompagnateur spirituel. Nous savons combien il est difficile pour une victime d’agressions sexuelles de prendre la parole. Il est doublement difficile de parler pour une religieuse qui a vécu pendant des années avec la règle du silence puisque Claire Maximova avait choisi d’entrer au Carmel. Elle a donc intégré le schéma de sujétion par rapport aux prêtres et aux accompagnateurs, structurellement imposé aux moniales, un système qui vulnérabilise et facilite l’emprise.

Depuis la parution de son livre, la couverture médiatique est large. Elle a été interviewée par Thierry Ardisson dans son émission « Salut les terriens », elle est passée dans l’émission « Sept à huit » sur TF1, sur France Info, dans le Parisien… Chaque fois, elle répond sans détour aux journalistes dont on sent la retenue devant une parole rare et un être qui ne cache pas que son travail d’émancipation a été long.

Le titre de son livre « La tyrannie du silence » est parlant. Le silence enferme la victime dans une nasse sans fond de honte et de fausse culpabilité et l’empêche de s’en sortir. Pour Claire Maximova, la règle du silence du Carmel a été, elle aussi, tyrannique. En tout cas, elle s’est retournée contre elle. L’un des premiers mécanismes qui permet toujours au manipulateur de rester caché est la culture du secret, dans ce cas précis, dans les communautés religieuses. C’est aussi cela que le livre pointe.

Claire Maximova souhaite permettre à d’autres victimes de libérer leur parole et d’arrêter leurs prédateurs en les dénonçant. Elle, qui a quitté les ordres, sait à quel point il est difficile pour les religieuses de parler et de se libérer du poids de la culpabilité. Cohérente elle a porté plainte contre son violeur, qu’elle nomme Pierre-Judas comme il s’est lui-même désigné dans l’une de ces lettres, et contre son supérieur. Comme très souvent en ce cas, le prêtre incriminé parle de relations « consenties ».

Les clés d’une vie

Claire Maximova livre la vie d’une femme habituée à la prière et à l’introspection qui a déjà fait un long parcours sur elle-même. Son récit se décline en très courts chapitres introduits par une citation tirée des évangiles ou principalement des écrits du Carmel, Thérèse de Lisieux, à qui l’autrice se réfère souvent, y tenant une bonne part. Le premier se nomme « Consternation » et relate son entretien avec le provincial de son violeur. Car au lieu de protéger Claire et de probables autres victimes, il a choisi de protéger le violeur et l’ordre.

Dans les premiers chapitres, nous suivons l’itinéraire d’une jeune Ukrainienne à l’intelligence très vive, née dans une famille athée, qui se convertit, et prépare son départ pour la France et son entrée au Carmel. Elle examine sa petite enfance et nous donne les clés pour comprendre son histoire. Elle ne cache rien de ses fêlures : abandon du père, recherche éperdue d’une figure masculine à travers ceux qu’elle nomme « frères », quête d’absolu, de consolation et de réparation dans l’amour divin et dans le choix de la spiritualité carmélitaine.

Ce manque de père, ce besoin de protection à tout prix fera d’elle une proie facile pour les prédateurs masculins : « l’abandon est bien l’une de mes blessures à soigner. » Claire sème au gré des chapitres les indices qui nous permettent de comprendre comment l’emprise a pu se mettre en place : « mon géniteur était contrarié par l’arrivée d’un enfant trop précoce à son goût. […] ‘’Père’’ ? Inconnu au bataillon. […] Ce sont les autres enfants qui ont des papas. Pas moi. » Harcelée à l’école, elle ne se sent pas protégée car elle ne peut pas le dire à son père et recherche une sécurisation à travers une protection masculine : « Dès qu’elle [maman] me demande ce que je veux comme cadeau, ma réponse est toujours la même : “Un petit frère ainé, apporte-moi un petit frère aîné !” » Elle le redit plusieurs fois : « Avec un frère, pas de doute, je me sentirai en sécurité. »

C’est une enfant seule et différente : « bien avant d’aller à l’école, j’apprends à lire et j’avale des livres entiers chaque jour. Je veux parler de ce que j’apprends, mais à qui ? » Elle est aussi une enfant malade qui intériorise très tôt la notion de sacrifice : « C’est dur d’être malade. Je me dis que personne ne devrait jamais l’être. Je me dis que, si je pouvais, j’aimerais bien prendre sur moi toutes les maladies des humains, toutes leurs souffrances, pour leur donner la vie en plénitude. » Et l’on devine le terreau où pourra s’enraciner son désir d’entrer au Carmel et d’y trouver une sublimation à ses souffrances.

La manière dont elle relate, jeune convertie, le récit de sa vocation donne l’impression que sa vie s’est jouée sur un coup de tête. Elle serait née de son échec à avoir convaincu un ami de ne pas entrer au séminaire : « Et il serait perdu pour une femme ? Quel gâchis ! […] je lâche à l’une de mes amies, Natasha, une boutade qui va changer ma vie. […] “Si cela arrive, dis-je en riant, je n’aurais plus qu’à entrer, moi aussi, dans un monastère, de dépit : je serais trop contrariée de ne pas parvenir à changer ses dispositions”. » Sa mère absolument opposée à cette idée la bat et renforce la détermination de l’adolescente : « une pensée tombe sur moi comme un aigle sur une proie : si les forces adverses qui ont pris possession de maman (car ce n’est définitivement pas elle !) sont à ce point contrariées par l’idée de mon entrée au couvent, peut-être que Dieu le veut, Lui ? »

Elle va ensuite n’avoir de cesse de chercher des signes de confirmation de sa vocation. Fascinée par la pauvreté et attirée par la radicalité, elle oscille entre spiritualité carmélitaine et franciscaine. Alors qu’elle a vécu la misère comme étudiante en Ukraine où elle a eu faim et s’est habituée aux privations, elle va choisir une vie de sacrifice et de dénuement extrême : « Pourquoi le Seigneur ne me donne-t-il pas la grâce de vivre sans nourriture ? Je suis prête à devenir une Marthe Robin ; je le veux même. Les souffrances, je les connais depuis longtemps ; je les accepte. Je veux seulement les vivre comme je les dois : comme une sainte. Et je ne le suis pas. Je dois être fautive quelque part. » Son projet de départ est ce qui la fait tenir pendant toutes ces années : « je n’ai pas un centime mais je suis sûre de la puissance du Seigneur. Je vais partir vivre en France. Je passerai une année à EV [École de Vie]. J’entrerai au Carmel sous le vocable du Sacré Cœur. »

Le récit de sa conversion, de ses études et de son attente pour entrer au Carmel semble heureux et un tantinet fleur bleue : « Et toute l’année, une seule mélodie imbibe mon être : Dieu est amour infini, Il prend soin de toi à chaque instant. […] La pluie de grâces ne s’interrompt pas. Pas un jour, pas une nuit. » Coller des timbres pour soutenir une pétition adressée au gouvernement pour inviter Jean-Paul II la met en joie : « Un timbre collé, une âme sauvée. […] une fois derrière les grilles du carmel, la moindre de mes actions aura une valeur infinie – celle de l’Amour. Et c’est pour bientôt. J’exulte de joie ! » Elle s’attache à un prêtre, Raphaël : désir d’avoir un frère et d’entrer au Carmel se confondent bientôt : « il s’agit du désir le plus profond et le plus fort, celui que j’ai enfoui dans le silence depuis mon enfance : avoir un frère. Je ne contiens plus le bonheur qui déborde, car Raphaël a promis de prier pour que je puisse entrer au Carmel. »

Calvaire au Carmel

Autant les années en Ukraine sont vécues dans l’exaltation malgré la pauvreté, autant l’entrée au Carmel en France est décrite comme un cauchemar : « La vue de la communauté […] la vision de l’état physique des sœurs a été le choc de ma vie. » Elle va pourtant rester dix ans dans l’ordre. Communauté vieillissante, odeur, crasse : « Des frissons d’effarement me submergeaient : “Seigneur, Tu ne peux pas me demander cela… Je ne pourrai jamais… Une envie folle de me sauver… […] Le seul point sur lequel j’allais être comblée était la pauvreté. » Claire se présente comme toujours prompte à se culpabiliser ou se déclarer fautive : « J’aurais pu dire ‘’non’’. J’aurais pu. Mais une telle fuite aurait été le gaspillage des grâces qui m’ont été données gratuitement. Un manque de reconnaissance, alors que tout au long de ces années je disais au Seigneur combien je voulais me sacrifier pour le salut des âmes. Et pour les prêtres, en particulier pour les carmes. Comment refuser ce sacrifice à Celui que j’aimais ? »

Dans son livre, ancré dans la réalité d’une communauté vieillissante, comme beaucoup aujourd’hui, elle décrit la pauvreté relationnelle : « au Carmel, on ne peut pas chercher conseil auprès des autres sœurs. […] Les conversations se limitent aux récréations, où l’on parle de la pluie et du beau temps, de ce qui se passe dans d’autres carmels, dans nos familles. » Elle décrypte les brimades et humiliations qu’elle subit dès qu’elle a le malheur de proposer une initiative : « ‘’Dans le monde, vous étiez quelqu’un, vous avez fait des études, vos amis vous ont entourée et vous ont flattée à cause de votre projet de devenir carmélite. Ici vous êtes la dernière, vous avez tout à apprendre, vous devez devenir disciple’’, m’a dit mère Léa lors de notre premier entretien. […] La vie religieuse est une façon de remplacer le martyre. J’ai perçu un peu plus tard qu’en réalité cet apophtegme était le programme qu’elle me réservait. »

Elle raconte les petites violences ordinaires quand on la force à manger, ce qui est une méthode d’emprise utilisée par les sectes : « Tu es au Carmel. Prends ta part de jambon » ; « pour la prieure, le poids est l’indicateur de la vocation. Et elle juge que le mien est insuffisant » ; ou encore ses dégoûts pour le manque d’hygiène. Après six mois de postulat, elle prend comme nom au moment de sa prise d’habit « sœur Virginie de la Résurrection », Virginie, vierge donc. Tout un programme. Elle raconte les relations et les correspondances qui s’étiolent pour arriver à ce constat « Je suis restée mutique plusieurs mois de suite » et l’isolement très grand dans lequel elle vit.

Alors qu’elle a fait des études, le ménage semble occuper la place la plus importante de son activité et elle s’y épuise telle une Cendrillon sous le voile : « c’est mon lot quotidien. La vaisselle et le balai et la serpillère. Essuyer les miettes. Remplir les cruches d’eau. […] Je prends ma dernière place là où Dieu me veut. Je fais le ménage. Je balaie les escaliers qui me sont attribués. […] Je savais bien qu’une carmélite ne devait pas chercher son plaisir mais je n’avais pas prévu le renoncement à la propreté. »

Ce qu’elle décrit renvoie à des mécanismes d’infériorisation et d’humiliation qui lèvent un coin du voile sur ce qui se passe dans certains couvents, où la volonté et le désir personnels sont cassés pour obtenir une obéissance totale, où les religieuses plus âgées qui ont intériorisé les mécanismes de domination, reproduisent le schéma sur les plus jeunes sœurs plus fragiles : « Tout doit être fait dans l’obéissance ; donc uniquement quand on me le propose. Si je demande à faire quelque chose, cela signifie que j’en ai envie. Et la recherche de soi est une des pires choses pour une carmélite. »

Dernière arrivée, elle doit faire attention pour ne pas sortir avant les sœurs et respecter les préséances : « l’essentiel, apparemment, n’est pas l’amour à donner mais l’honneur à recevoir. La communauté est scandalisée si je commets l’imprudence de sortir d’une pièce avant une sœur plus importante que moi. » La prieure cherche à la culpabiliser : « Nous, quand on était jeunes, on n'avait pas le droit de bouger un petit doigt en dehors de l’obéissance ». Elle est jugée par les autres comme ambitieuse alors qu’elle a simplement des idées pour proposer un spectacle ou améliorer l’hygiène. Elle finit par intérioriser ce fait : « la dernière place est définitivement la tienne, tu n’as pas à te battre pour l’avoir. Les sœurs se chargent de te le rappeler si jamais, par hasard, tu pouvais l’oublier. […] Et toi tu as imaginé que cette maison était aussi la tienne. » Elle bascule dans la désillusion et le désespoir : « Avant je croyais qu’au Carmel seul l’amour comptait : quel que soit le travail, quelle que soit la place. […] Je devais entrer au carmel n°3 pour apprendre que je me trompais. […] Et les valeurs de mes sœurs ne correspondent pas à celles présentées dans les écrits des saints fondateurs. Leurs valeurs réelles sont contraires à celles qui m’ont inspirée, qui m’ont attirée vers la spiritualité du Carmel. »

Sa dépression s’accompagne de lucidité : « Elles [les sœurs] ne veulent pas de moi. Même pour attirer des jeunes. La survie du monastère n’est pas leur préoccupation. Leur seule et unique priorité est de mourir sans être dérangées. » Quand on lui annonce qu’elle est admise, elle explose en sanglots : « J’allais rester dans cet endroit jusqu’à la fin de mes jours ». Elle décrit le carmel comme une prison : « Mon quotidien est rempli par les corvées que les autres ne veulent pas faire. » Claire ne s’adapte pas à cette vie ; elle passe par plusieurs carmels avant d’obtenir le statut d’exclaustration. Son isolement facilitera la tâche de son futur agresseur.

Isolement, mutisme, dépression, brimades, humiliation, épuisement, anéantie par sa vie au Carmel, tout est en place pour qu’elle tombe sous emprise quand elle a le courage de se confier à un prêtre : « Il parle bien, ce frère. Je vais le rencontrer tout à l’heure. Je lui demanderai comment je dois combattre mes tentations de tout plaquer, comment vivre ma vocation dans ce lieu. Puis, je retournerai à mes corvées et lui partira prêcher ailleurs. Et, comme tous les prêtres à qui j’ai parlé dans ce même parloir, il me dira : “il faut rester ma sœur”. » Ce prêtre, c'est son futur violeur. Le pervers qu’elle appelle le père Vert arrive dans ce contexte de fragilisation extrême pour être son accompagnateur. Elle a peur qu’il l’abandonne. Elle le lui dit. Il la rassure. L’emprise est déjà en place : « On peut parler avec lui de tout […] Il est mon bol d’air. Indispensable »

Et Pierre Judas va savoir exploiter ces failles : « il m’a promis de ‘’me prendre en charge’’ et de me soutenir. […] Il est bien tout le monde le dit […] il arrive au bon moment. Je suis épuisée ; tous mes points de douleur passés en revue lors de la retraite, mes yeux braqués sur ce champ de bataille dévasté qu’est mon âme. » Tout est prêt pour l’abus de conscience qui précède toujours le viol. Claire le raconte avec lucidité : « je vais livrer à Pierre-Judas tous mes points sensibles, mes espoirs et mes doutes. Malgré mon désir de les garder enveloppés dans le coton du silence, je vais les étaler devant lui. C’est bien cela que l’on doit faire avec un médecin : décrire dans les moindres détails ce que l’on éprouve, lui abandonner le choix des remèdes, se laisser anesthésier. Faire confiance à son scalpel. » Oui mais voilà Pierre-Judas n’est pas médecin. Et c’est un pervers. Les pervers savent comment manipuler : « Chez moi, c’était le besoin d’avoir un frère qui a été exploité. Chez elle, c’est la blessure de l’inceste. Une autre encore m’a parlé de l’épreuve qu’elle a vécue : son mari l’a trompée. »

Une vision doloriste de l’Église de Jean-Paul II

Passage au scalpel de la vie au Carmel, le livre renvoie aussi à une certaine vision de l’Église, favorisée par Jean Paul II et ses prélats dans les années 2000 (le cardinal Barbarin est cité). On y croise les pro-vie, les communautés nouvelles et leurs méthodes : l’École de vie et les Agapé (retraites de guérison intérieure), l’Opus dei et ses punitions corporelles, une structure religieuse où les prêtres sont les chefs des religieuses qui sont leurs servantes, une religion fondée sur le dolorisme et le sacrifice, bien éloignée des évangiles. Les mots de sacrifice et de souffrance reviennent souvent : « Plus c’est difficile, plus ce sacrifice sauvera des âmes. » ; « mon lot restera la monotonie du sacrifice et le silence. » Claire Maximova va jusqu’à s’infliger des punitions corporelles : « Selon une plaisanterie que j’ai entendue, le Carmel est l’antichambre du ciel. […] Je dois avoir besoin d’une sacrée purification alors, si toutes ces années n’ont pas encore fini de me purifier. Je devrais, peut-être, intensifier les punitions corporelles que je pratique depuis que Pierre-Judas est mon frère. Et, bien que se faire mal soit loin d’être un moment agréable, en bonne carmélite je participe à ma part de souffrance. » Elle cite encore Thérèse de l’enfant Jésus : « Ma joie c’est d’aimer la souffrance. Je souris en versant des pleurs. »

Il faut parcourir tout son livre, comprendre sa mise sous emprise, l’état de sidération dans laquelle elle plonge, vivre avec elle son calvaire, car elle détaille ses agressions sexuelles et les viols qui durent seize longs mois, pour arriver à la fin du livre à ce constat terrible : « Dix années derrière les grilles. Les meilleures années d’une vie à prier et à s’immoler pour les prêtres, en particulier les carmes. Pour finalement recevoir, sur ma tête dévoilée, les cadavres du placard, l’avalanche de révélations des abus – spirituels et sexuels – dans la plupart des communautés nouvelles que j’admirais tant il y a encore quelques années. » Et les lecteurs et les lectrices ne peuvent qu’admettre avec elle : « À quoi ont servi mes années de prières et de sacrifices ? À quoi a-t-elle servi ma souffrance ? »

En refermant ce livre, on s’interroge légitimement sur ce que met l’Église derrière le mot de vocation et sur le bénéfice d’une certaine forme de vie religieuse féminine aujourd’hui, car le récit de Claire Maximova est un concentré des dérives auxquelles cet état peut conduire. Ne faudrait-il pas tout repenser ? Car ces sœurs vivent le renoncement au monde par leur engagement dans la virginité présenté comme un standard de sainteté. Mais cela n’empêche pas les viols. Au contraire : « Je dis “non” chaque fois. Je dis “non” plusieurs fois. Plusieurs fois à chaque “séance”. Pour lui il s’agit de “nos” chutes. […] Il s’est fâché : Toi tu le veux aussi”. Mais je ne le voulais pas. Mais je ne pouvais pas le contrarier. Je me suis tue. J’ai l’habitude de me taire. J’ai des années d’apprentissage de silence derrière moi. […] J’ai appris le silence de conformité, le silence de « ne pas faire de vague », le silence d’obéissance face à des situations que je trouvais aberrantes. »

La vie religieuse féminine est pensée comme une union avec le Christ dans un discours qui passe aujourd’hui pour quasiment délirant : « ‘’Et pourquoi ne demanderiez pas à Jésus d’être votre frère ?’’, suggère l’accompagnateur. Pourquoi ? Parce qu’il est mon Époux ? J’ai renoncé à l’expression charnelle de l’amour conjugal. […] voir en lui également mon frère, cela relèverait de l’inceste non ? » L’image même de la mariée est sexiste. Des femmes intelligentes comme Claire sont tenues à l’écart des études et sont exploitées pour les corvées domestiques, les vieilles se reposant sur les jeunes mais il y a de moins en moins de jeunes. Et les vocations féminines sont en chute libre. La dépendance des monastères de femmes vis-à-vis d’homme prêtres pour les sacrements et l’accompagnement est une inégalité de fait, les moniales accomplissant, de plus, un énorme travail invisible au service des hommes d’Église.

Le livre de Claire Maximova est une illustration de l’emprise du genre sur les moniales ; ce que dénonce Isabelle Jonveaux dans une enquête fouillée : les répercussions de la subordination des femmes dans la vie religieuse, leur déresponsabilisation liée à la peur de la liberté, leur infantilisation et leur régression qui découlent de leur conditionnement. Elle pointe comment les vertus distinguées comme « féminines » d’obéissance et d’humilité, mais en réalité inculquées, s’érigent « en outils de pouvoir de l’institution masculine sur les groupes féminins ».

Les mécanismes de l’emprise

Le récit de Claire Maximova met au jour les mécanismes d’emprise qui ont permis les abus et les viols, et d’abord l’immaturité affective et le manque d’éducation sexuelle des candidat·e·s à la vie religieuse : « Depuis l’âge de seize ans, dès que j’ai compris que ma vocation était le célibat consacré, j’ai toujours fui la moindre gratification charnelle, le moindre contact avec des hommes pour lesquels je pouvais ressentir un attrait physique. Avec Pierre-Judas aucun risque de se tromper cette fois… » Elle a donc peur de la sexualité.

Dans cette vulnérabilité affective et sexuelle, la figure de la Marie présentée comme toujours « vierge » et exaltée par l’Église joue un rôle clé. Ce n’est pas un hasard si Claire a choisi comme nom de religieuse Virginie dont l’étymologie veut dire vierge : « Je serai désormais à Toi, corps et âme, dans la virginité consacrée, pour toujours. C’est mon don à Toi. C’est à Toi de décider si Tu le veux ou pas, mais moi je me donne. Pour toujours. » « La seule certitude qui apaise : c’est à Lui que j’appartiens. Corps et âme. » Marie, modèle sublime inaccessible et éthéré pour les femmes, est en réalité la porte ouverte à toutes les dérives.

Surtout que ce modèle s’accompagne d’une présentation de l’obéissance comme vertu première avec pour revers un empêchement de la parole propre et singulière, un refus de toute prise de d’initiative personnelle. L’obéissance pour Claire va jusqu’à ne pas pouvoir choisir ce qu'elle veut manger. Or se nourrir est un aussi acte de liberté et modifie le psychisme. Renoncer à être soi-même la conduit à la dépression : « Et mère Léa m’avait exhortée : ‘’Désormais, une fois vos vœux prononcés, la seule réponse que vous pouvez donner au Seigneur, à travers vos supérieurs est “oui”. Plus jamais “non”. Vous devez vous donner entièrement sans réserve, car tant qu’on n’a pas tout donné, on n’a rien donné’’. »

Marie servante c’est aussi la notion piégée du consentement. Les esclaves aussi « consentent » à leur sort. Car celui ou celle qui consent le fait au détriment de sa liberté personnelle. Le consentement de leurs victimes est l’argument avancé par les délinquants sexuels et les trafiquants de personnes humaines comme excuse de leurs actes. Claire écrit à propos d’une autre victime qui s’est confiée à elle : « Mes confidences, il les a utilisées avec tant d’adresse que j’étais presque consentante. » Pierre-Judas parle lui aussi bien sûr de relations « consenties ».

La figure de Marie associée à la souffrance au pied de la croix, au péché, à la miséricorde sert aussi à exalter la souffrance et à la présenter comme équivalente de l’amour et comme rédemptrice, dans une conception pervertie de la religion, qui pousse au masochisme et au sadisme, et va jusqu’à prôner les punitions corporelles : « ‘’Virginie, si le monde pouvait être sauvé par la souffrance, il le serait depuis très longtemps. Le monde ne peut être sauvé que par l’amour’’. J’ai beaucoup aimé l’idée, mais je me demandais pourquoi alors, dans toutes les apparitions de la Vierge, elle demande de faire pénitence. Les petits bergers de Fatima ont porté des cordes serrées autour de leur corps d’enfants et les gardaient même durant leur sommeil. Pouvais-je faire moins ? J’ai l’impression qu’on est devenu douillets et qu’on a trouvé une justification théologique à notre manque de ferveur. Heureusement ils restent encore des gens qui prennent à cœur le salut du monde. Comme Pierre-Judas et les membres de l’Opus Dei. »

Claire se présente elle-même comme particulièrement conditionnée à la culpabilisation permanente et au sacrifice : « J’aime étudier, mais cela me laisse un sentiment diffus de culpabilité : je gaspille un temps précieux que je pourrais consacrer à travailler pour l’Église, à la prière pour sauver les âmes, pour faire venir la paix sur cette terre, pour arracher à Dieu, par mes sacrifices des miracles — des guérisons, des conversions, des consolations. ». Ce fonctionnement en mode de quasi réflexe de culpabilisation va renforcer le sentiment de honte de la victime qui prend la faute sur elle, dans un processus classique d’inversion de la culpabilité. Claire se fait des reproches et se traite elle-même de naïve.

Elle décrit très bien l’enfermement de la victime dans le silence de la souffrance : « Je demeure claquemurée dans mon mutisme. […] Quand j’essaie de briser le silence suffocant, ces échardes blessent encore plus, lacèrent les derniers lambeaux de ma foi dans l’être humain. Coupent les derniers fils fins de ma confiance en l’Église. » Car le provincial de son violeur tout comme le directeur spirituel du prêtre qui va abuser d’elle semblent tout aussi pervers. C’est ainsi que les pervers se reproduisent, semble nous dire Claire : « Laver de mon visage le regard un brin moqueur du Provincial. Laver de mes oreilles le rire gras de Pierre-Judas, ses propos pervers. Laver de mon corps le souvenir de ses mains rapaces et de sa langue batracienne, de son sexe flasque qu’il me force à prendre dans mes mains. Laver la honte qui serre de ses doigts secs et rêches la gorge de mon âme abusée, agonisante. »

Au final, il ne reste pas grand-chose de son idéal de vocation à la sainteté par la virginité et de ses croyances en la souffrance rédemptrice. Car le livre relate son long calvaire au Carmel, que ce soit la fatigue du corps, son épuisement psychique, son isolement qui viennent à bout de toutes ses résistances, et ont permis l’emprise et les sévices sexuels qu’elle a dû subir.

Sortir de la culture du secret

Les agressions sexuelles contre des religieuses sont le plus souvent présentées comme des relations amoureuses consenties par les autorités ecclésiales, et non comme une situation d’abus de pouvoir d’un homme sur une femme. Les congrégations religieuses féminines sont aujourd’hui mobilisées : ainsi la Confédération américaine des religieuses a demandé de signaler les agressions commises par les prêtres ; l’Union internationale des supérieures générales a invité, en novembre dernier, « toute religieuse ayant été agressée [à] dénoncer cette agression auprès de la responsable de sa congrégation et auprès des autorités ecclésiales ou civiles. » Dénoncer le viol est la condition nécessaire pour les victimes d’être reconnues et de sortir de l’emprise.

Car tant que les agressions et les viols restent cachés, la manipulation et le mensonge peuvent tenir. À partir du moment où chaque religieuse violée ou agressée peut dire « MeeToo », à partir du moment où la violence sexuelle et la prédation sont nommées, on peut espérer qu’elles reculent. Et c’est là que le titre du livre de Claire Maximova prend tout son sens « La tyrannie du silence », tout comme son bandeau « J’étais carmélite et un prêtre m’a violée. » Ce silence imposé aux victimes par leur prédateur et renforcé par les pratiques du couvent est ici une tombe : « Je n’ai trouvé nulle part dans les Écritures des appels de Jésus à se taire et laisser les impies continuer leurs œuvres. Bien au contraire », écrit Claire Maximova dans sa conclusion. Il faut parler et parler encore.

La parole qui se libère à tous les échelons de la société est en train de le prouver. Il reste encore un long chemin pour perdre certains réflexes conditionnés par des millénaires de domination masculine et cela vaut particulièrement pour l’Église dont le sexisme est structurel et systémique : arrêter de faire taire les femmes et de les contraindre au silence et à l’obéissance, prendre au sérieux leur parole, cesser de les considérer comme des tentatrices, responsables de leurs agressions et donc coupables, forcément coupables, promouvoir la culture de l’égalité car l’abus sexuel est un abus de pouvoir. Alors les rapports de pouvoir entre les sexes s’équilibreront et on pourra envisager une autre culture que celle du cléricalisme, de l’abus et de la violence. Un tel livre y encourage.